C'était le temps où Prunie L'Aventurière travaillait dans une usine.
Le temps aussi où l'on parlait encore en francs. Voici l'histoire :
Dans cette usine, on fait les 3/8. Les équipes de jour, dont elle fait
partie, travaillent une semaine de 5h à 13h, la suivante de 13h à 21h.
Parfois 22 h, quand c'est nécessaire. Même si c'est dur de se lever à
4h du mat', que les matinées sont longues, on peut dire que les après-midis
sont interminables . . .
Enfin, à 19h, on a quand même le plaisir de la pause. Vingt minutes, que
tout le monde attend avec impatience. Manger un peu, discuter beaucoup,
avant de retourner finir la journée.
Il en était cependant un qui avait de l'imagination, pour échapper, parfois,
au travail après la pause . . . Hervé . . .
. . . Juste avant la sonnerie espérée de 19h, il s'approcha un soir de
la machine de Prunie-L'Aventurière..
-- Tu vas au pot de retraite de Jean-Pierre Delorme ?
-- Non, non, je ne le connais pas. Je ne savais pas que tu avais travaillé
avec lui.
-- Pas du tout. Je ne le connais pas non plus. Mais, moi, je vais à tous
les pots de retraite. Pas toi ?
-- Non. Comment tu fais ? Il faut être sur la liste. Qui t'as invité ?
-- Personne ! Pour être sur la liste, il suffit de donner dix francs !
Quand j'entends parler d'un départ, je me renseigne pour savoir qui
ramasse l'argent, je donne dix francs, le gars m'inscris, et hop !
Je vais au pot de retraite. Tu sais bien que c'est une tolérance de
s'absenter dans ces cas-là.
-- Mais tu n'as pas peur qu'on le remarque, que tu vas à tous les pots ?
-- Bof, la liste est dans le bureau du chef. Personne ne la regarde
jamais. Tu sais bien qu'il n'y a plus personne après 19h. A la rigueur,
s'il prenait fantaisie au régleur de me chercher, on lui dirait : "Hervé ?
Mais il est au pot de retraite, t'as qu'à vérifier, il est sur la liste ! "
Mais pourquoi veux-tu que le régleur pense à moi. Il a bien assez de
boulot quand on l'appelle sur une machine en panne. Et moi, je risque pas
de l'appeler, elle tombera pas en panne, ma machine !
-- Il y a longtemps que tu fais ça ?
-- Des années. Personne s'en est jamais aperçu. Le régleur, du moment
que tu l'emm... pas, il voit même pas que t'es pas là. Je te donne ce
tuyau, parce que t'es sympa.
Et, sans seulement réfléchir que si tout le monde faisait comme lui,
on finirait bien par s'en apercevoir . . . à la première sonnerie,
le brave Hervé courut au vestiaire se changer.
. . . Et partit, tout guilleret, à son énième pot de retraite . . .
Dix francs, c'était pas cher payé pour un peu de liberté !