Mme de V..... fut bien obligée de sortir de ses terres et de se frotter
à la plèbe. Elle interrogea son voisinage, nul n'avait vu Ming. Elle alla jusqu'à la
Maison Commune, où la Secrétaire de Mairie lui promit de la tenir informée s'il y
avait du nouveau et lui donna l'adresse de Cacao, la dame du village qui retrouvait
les chats.
Ce ne fut pas Mme de V..... qui se déplaça, mais M. Il décrivit Ming à Cacao, lui
précisant qu'elle reconnaîtrait facilement le chat angora à sa fourrure rase sur
l'épaule. Nous étions à la mi-Février, les chats rôdent à Carnaval, c'est la saison
des amours. Cacao n'osa rien dire sur le moment, mais elle avait justement repéré
la veille, sur le toît de l'écurie des poneys, en face de chez elle, un chat noir à la
fourrure épaisse, se détachant dans la pleine lune.
Elle se contenta de prendre le numéro de l'homme.
Le soir-même, elle revit le chat, perché au même endroit. Le toît de tôle luisait
comme de la neige sous la lune, et Ming, si c'était lui, observait d'en haut,
majestueux et silencieux. Seul l'immense et très vieux poirier, qui l'été faisait de
l'ombre aux poneys, semblait aussi noir que lui, avec ses énormes branches nues
tendues vers la lumière de la nuit.
Cacao l'appela doucement. Il ne bougea pas, n'eut même pas l'air de l'entendre.
Elle se dit que le nom de Ming ne lui était pas familier, Mme de V..... ne lui ayant
donné que depuis si peu de temps. Lui avait-elle seulement parlé souvent , et
répété son nouveau nom ... Cacao en utilisa beaucoup d'autres, aucun ne sembla
l'intéresser.
Elle lui montra où elle lui mettait à manger et à boire. C'était facile. Juste à côté de
la maison des poneys se trouvait une vaste noyeraie, avec, près du Petit Chemin,
une vieille charrette recouverte de tôles rouillées, qui faisait un abri acceptable
pour ce qui était depuis longtemps "Le Restaurant des Chats". C'est ainsi que
l'appelait son vieux propriétaire, qui avait autorisé Cacao à l'utiliser. De part et
d'autre, entre le plancher de la charrette et le semblant de toît, elle avait fait de
longue date des "barrières à chiens", où seuls des chats pouvaient se glisser,
pour empêcher les "chiens de la nuit" de manger leur nourriture. Passaient
rarement des chiens errants, seulement des chiens en liberté venant de fermes
proches.
Dans cette vieille charrette, elle avait nourri de nombreux petits protégés , en
avait parfois attrappés, s'ils n'étaient pas trop sauvages, et fait adopter.
D'autres préféraient la liberté, elle les soignait comme elle pouvait.
Trois soirs de suite, à la même heure, elle vit le chat sur le toît. Et chaque matin, la
nourriture était mangée. Le quatrième soir, elle téléphona. M.de V..... vint, Madame
ne se déplaça pas, son mari dit qu'elle craignait de prendre froid.
M.de V..... n'eut pas plus de succès que Cacao. Le chat noir, du haut de son
perchoir, l'ignora superbement. M.de V..... déclara que ce n'était pas Ming, même
s'il lui ressemblait beaucoup, persuadé que dans le cas contraire il lui aurait
immédiatement répondu.
Bien entendu, on ne pouvait voir son épaule.
Au bout de quelques jours de repérages, se relayant avec sa fidèle amie Prunie
L'Aventurière, Cacao découvrit l'heure à laquelle le chat mangeait dans la
charrette. Un peu après deux heures du matin, quand tout était très calme.
Ce fut P.L'A. qui réussit à constater, avec la torche électrique, que son épaule
avait été rasée, et que les poils commençaient à y repousser, bien que très courts
encore. Très fière, Cacao téléphona le lendemain matin à Mme de V....., qui parut
contente, mais déclara qu'il était hors de question que son mari vienne voir le
chat à deux heures du matin.
Assez vexée, Cacao concocta avec P.L'A. une ruse qui leur fit un peu mal au
coeur : ne rien mettre à manger un soir. Et le lendemain, à la tombée de la nuit,
secouer des croquettes et faire tinter la gamelle dans la charrette. Puis se cacher
et rester très silencieuses. Cela réussit : l'animal, qui n'était pas loin, arriva assez
vite pour se restaurer. Elles le laissèrent faire, et au bout de quelques jours, il fut
fidélisé à cette heure-là, même s'il faisait sans doute d'autres passages dans la
nuit, comme les chats aiment le faire.
Cacao rappela Mme de V..., qui répondit qu'elle enverrait son mari le soir suivant,
avant dîner. Les filles rangèrent de leur mieux la maison, allumèrent un grand feu
de cheminée, préparèrent la "boîte à chats" et un plateau apéritif aussi chic que
possible. P.L'A. apporta même des verres en cristal ancien qui lui venaient de sa
grand-mère.
Comme elles l'avaient prévu, M.deV..... arriva jusque devant la porte avec sa grosse
voiture sans réfléchir qu'il pouvait effrayer Ming.
C'est pour cela qu'elles le firent rentrer, asseoir devant le feu, dans l'espoir que le
moment de calme serait assez long. Il accepta un verre, mais vite cependant, car
il était pressé, ayant un bridge après dîner.
Elles lui expliquèrent qu'il fallait s'approcher très doucement s'il voulait réussir à
voir l'épaule rasée.
Heureusement, Ming était là lorsqu'ils sortirent, à grignoter dans la charrette,
P.L'A. l'avait constaté en éclaireur. M.de V..... était en costume de ville et petites
chaussures, et il se scotcha littéralement dans la boue de la noyeraie lorsqu'il mit
les pieds près de la charrette, pourtant très proche du Petit Chemin.
Il reconnut néanmoins que ce chat avait une épaule rasée, ressemblait en tous
points à Ming ... mais affirma que ce n'était pas Ming. En effet, lorsqu'il l'appela,
plutôt fort, et d'un ton de commandement, la bête sauta de la charrette, et s'enfuit
sans demander son reste. M.de V..... affirma qu'il en avait assez vu, et n'avait pas
l'intention de revenir voir un chat dans le noir pour se tordre une cheville dans la
boue. Il prit congé assez sèchement et les filles se le tinrent pour dit.
Pendant quelques temps, elles nourrirent Ming, essayèrent de l'apprivoiser, de le
suivre pour voir où il dormait, ce qu'elles ne découvrirent jamais.
Les soirs de pleine lune, elles l'observaient, perché sur le toît des poneys,
majestueux et immobile, les ignorant superbement.
Le printemps arriva, le grand poirier se remplit de fleurs, et après une nouvelle
lunaison, Ming disparut. On ne le revit jamais.
Cacao et Prunie L'Aventurière se disent souvent que Ming de V..... fut leur plus
gros échec. Mais elles savent au fond d'elles-mêmes qu'il a sciemment choisi
la liberté.
A PLUS TARD . . .
DANS L'CAR . . .